La philharmonie de Paris a accueilli ce mercredi 24 octobre un concert autour de la Hongrie. En effet, cette soirée spéciale est consacrée au compositeur et chef d’orchestre Péter Eötvös qui dirige la première française de son Alle vittime senza nome (aux victimes anonymes). Il est aussi aux commandes de son Concerto pour violon n°2 DoRéMi et de deux œuvres de Béla Bartok ; la suite de danses pour grand orchestre, SZ .77 et la suite orchestrale op.13 Le Prince de Bois. Péter Eötvös est un habitué des institutions françaises, directeur de l’Ensemble intercontemporain de 1978 à 1991, chef invité à l’Orchestre de Paris en 1988, 1990, 1991. Il a privilégié, au cours de cette saison, les concerts et les résidences dédiés à sa musique. La première pièce jouée ce soir est la création française, Alle vittime senza nome, composée en 2016 sur une commande de l’Associazone Orchestra Filarmonica della Scala de Milan ; l’Orchestra Dell’Academia Nazionale della RAI de Turin et le Maggio Musicale Fiorentino de Florence. Ce thrène symphonique en trois mouvements est un « hommage aux hommes et femmes, d’origine arabe ou africaine, morts noyés en Méditerranée, avant d’atteindre les côtes italiennes ». Péter Eötvös s’attache donc à peindre un paysage ; la houle marine est illustrée par des glissandos, trémolos, mouvements de gammes ou d’arpèges, motifs tournoyants de quelques notes… « Dans la musique, les images sont transformées en tendres mélodies, jouées par des instruments solistes, et en masses sonores denses jouées par tout l’orchestre » signale le compositeur. Nous pouvons remarquer que l’orchestre est augmenté de diverses percussions, de dix gongs, d’un tom medium et de quatre cow-bell. Le compositeur utilise dans son vocabulaire musical des techniques telles que le jeu sur les cordes du piano ou la mise en excitation d’une cymbale par un archet.
Pour la deuxième pièce de la soirée c’est l’exceptionnelle Patricia Kopatchinskaja, caméléon s’adaptant à tous les répertoires et violoniste de renommée internationale plusieurs fois récompensée qui sera la soliste du Concerto pour violon n°2, DoRéMi. Cette partition teintée d’humour utilise ces trois notes comme point de départ. Il travaille sur la dissonance, la déformation, « Si je monte ou descends le ré d’un demi-ton, le ré devient dièse ou bémol, il se rapproche donc du mi ou du do. Il s’éloigne de l’un et se rapproche de l’autre. Cela provoque une tension considérable et fait émerger des conflits – de la même façon que, dans la vie réelle, naissent des situations dramatiques ». Ce concerto donne la part belle au violon qui virevolte avec énergie, s’envole et s’exprime avec l’alto solo. Ce fut un tonnerre d’applaudissement pour Patricia Kopatchinskaja qui vint même jouer deux petites pièces avec Philippe Aïche, le premier violon. La fraicheur de cette artiste aura ébloui la soirée. La deuxième partie de soirée fut consacrée à Béla Bartok. Son œuvre, Le Prince de Bois, composée en 1916 comme un ballet en un acte mais Bartok la révisa plusieurs fois. L’orchestre de Paris joua donc pour la première fois la version révisée de 1932 ou autrement dit la Suite Orchestrale. L’histoire de Béla Balazs est la suivante ; « Un prince tente de rejoindre la princesse dont il est tombé amoureux, mais une fée entrave sa quête. Il confectionne un pantin qu’il vêt de ses propres habits afin d’attirer l’attention de la belle, laquelle s’éprend du « prince de bois ». Touchée par le désespoir du jeune homme, la fée demande à la nature de le réconforter et lui offre de splendides vêtements. La princesse se détourne alors du pantin, mais une forêt se dresse entre elle et le prince. Après avoir ôté ses somptueux atours et coupé ses cheveux, elle obtient le droit de s’unir au héros. » Cette pièce, bien qu’à l’écriture très complexe, remporta un triomphe lors de la première représentation. Nous finirons avec les mots du compositeur ; « La musique du ballet est travaillée de manière symphonique, il s’agit d’un poème symphonique sur lequel on danse. » C’est la Suite de danses pour grand orchestre qui vint clore la soirée. Elle fut composée en 1923 sur une commande de l’Etat hongrois pour la célébration du cinquantenaire de la fusion des villes de Buda et de Pest. Cette suite de cinq danses est, selon une description du compositeur en 1944, d’inspiration « arabe », « hongroises d’esprit » et « a un caractère roumain particulièrement primitif ». Le Finale est quant à lui « une synthèse de toutes ces caractéristiques ». L’œuvre se termine sur l’idéal de Béla Bartok « Mon véritable principe directeur, dont j’ai pleinement conscience depuis que je me sens compositeur, est la fraternisation entre les peuples, envers et contre toutes les guerres et toutes les discordes. » Cette soirée aura donc commencé et terminé sur le thème de la fraternisation des peuples, une volonté de paix internationale. Aurélien Choron
COMPTE RENDU CONCERT Lors de ce 24 octobre 2018, la grande salle Pierre Boulez de la Philharmonie de Paris ouvre ses portes à l'Orchestre de Paris pour offrir un programme spécifiquement hongrois, permettant ainsi de faire résonner les sonorités des œuvres de Péter Eotvos aux côtés de celles de Béla Bartok. En effet, Péter Eotvos, compositeur et chef d'orchestre de renommée internationale, paraît ce soir même afin de diriger la création française de sa pièce orchestrale, Alle vittime senza nome. Celle-ci, écrite en 2016, est la proposition du compositeur suite à une commande conjointe des orchestres de Milan, Rome, Turin et Florence et consiste en un émouvant hommage aux multiples hommes et femmes qui, en quête d'une vie meilleure en Europe, ont disparu en mer Méditerranée lors de traversées périlleuses. De par son sujet, elle s'inscrit dans la continuité de l'œuvre du même compositeur, Halleluja-Oratorium balbulum, créée en juillet 2016, qui dénonce les aberrations de notre monde moderne. Péter Eotvos explique notamment que "durant la composition [de Alle vittime senza nome], des images terribles [lui] apparurent : pas seulement celles de visages pris isolément, mais aussi la masse incroyablement dense de ces gens entassés dans le bateau." Les éléments thématiques enrichis de glissandi plaintifs et de chromatismes gémissants exécutés par le violon, le violoncelle et l'alto solos laissent transparaitre ces figures torturées, comme autant de voix qui s'élèvent. Autour d'elles, l'orchestre développe des trémolos, des mouvements ascendants et descendants, ainsi que des motifs tourbillonnants qui rappellent la menace constante de la mer. Au travers de cette pièce, Péter Eotvos dénonce sensiblement l'indifférence des consciences face à ces drames quotidiens et se fait écho d'une actualité violente. L'œuvre qui lui succède est le Concerto pour violon n°2, arborant le titre malicieux de DoRéMi, également composé par Péter Eotvos de 2011 à 2012. La musique concertante occupe une place importante au sein du catalogue du compositeur, amateur de la confrontation d'un soliste à un orchestre grâce à son goût pour le théâtre et la musique de scène. A l'origine dédié à la violoniste Midori, créatrice de l'œuvre et à qui le nom DoRéMi fait directement référence, ce concerto est cette fois-ci interprété par un des plus grands noms du violon, Patricia Kopatchinskaja. Structuré en un seul mouvement, il est construit autour des trois notes principales énoncées dans le titre, que le compositeur s'amuse ensuite à combiner de manières variées, par exemple en les juxtaposant. Coincé entre le do et le mi, le ré tente de s'émanciper, devenant dièse ou bémol afin de se rapprocher de l'une ou de l'autre note, générant ainsi des tensions et des dissonances. Le violon s'exprime quant à lui avec une impressionnante virtuosité, prodiguant une énergie qui semble sans limite. L'écriture qui le caractérise laisse s'exprimer les différents modes de jeux qui transforment le son de l'instrument, comme par exemple les pizzicati, ou encore la technique du sul ponticello. Son discours se trouve alors élargi par de nouvelles possibilités que le compositeur ne cesse d'exploiter. La fin de l'œuvre l'associe à la sonorité chaleureuse de l'alto, dans un duo où chacun hésite, se cherche, tout en brodant des mélodies autour des mêmes notes principales et fondatrices de l'œuvre. Un avant-goût de la suite du programme est donné par Patricia Kopatchinskaja et Philippe Aiche, premier violon solo, qui livrent au public deux pièces pour deux violons de Béla Bartok. L'esprit de la danse et du folklore hongrois se fait alors entendre au travers d'un tempo vif et de rythmes syncopés appuyés par les accents sur les temps faibles. Les mélodies, construites sur des modes caractéristiques, se teintent quant à elle des couleurs traditionnelles si chères et utilisées de façon récurrente par le compositeur au fil de ses œuvres.
La soirée se poursuit avec Le Prince de bois, suite orchestrale, op. 13, composé par Béla Bartok entre 1916 et 1917. S'avérant être à l'origine un ballet commandé par l'Opéra de Budapest sur un argument de Béla Balazs, Bartok façonne cependant à partir de celui-ci plusieurs suites dont la dernière version de 1932 est aujourd'hui donnée en concert. Il reçoit cette demande peu après l'échec de son opéra Le Château de Barbe-Bleue, écrit en 1911, également sur un livret de Béla Balazs. Meurtri, Bartok éprouve alors des difficultés à débuter la composition de cette nouvelle pièce pour finalement "trouver l'élan nécessaire", comme il le précise lui-même plus tard. Au sein de la suite, encadrées par un prélude et un postlude, cinq pièces relatent brièvement l'histoire originale : un prince tente de rejoindre sa bien-aimée en confectionnant un pantin de bois afin d'attirer son attention et de surmonter les obstacles qui les séparent. L'atmosphère dépeinte est celle d'un monde féérique qui n'est pas sans rappeler celle du Château de Barbe-Bleue et les esthétiques de Debussy et de Richard Strauss, de par la présence d'une harmonie colorée et d'un langage postromantique fortement marqué. Enfin, le concert se clôt sur La suite de danses pour grand orchestre, composée par Béla Bartok en 1923 suite à une requête de l'Etat hongrois à l'occasion du cinquantième anniversaire de la ville de Budapest. Lors de cet évènement, cela fait plusieurs années déjà que Bartok collecte et transcrit les différents chants folkloriques qu'il découvre au cours de ses voyages avec Zoltan Kodaly. Il intègre ainsi leurs particularités au sein de son propre langage musical afin d'en enrichir le style, créant de ce fait un "folklore imaginaire". Il mêle ainsi au fil de sa suite de danses des inspirations tantôt orientales et arabes, tantôt hongroises ou roumaines. Par exemple, la deuxième et troisième danses peuvent être rattachées à un esprit hongrois, et ce à travers l'utilisation de mesures asymétriques, irrégulières, ainsi que des rythmes syncopés agrémentés d'accents. La prédominance des thèmes effectués par les bois, et notamment la clarinette, le basson ou encore la flûte, évoque un esprit populaire et pastoral. La quatrième danse énonce quant à elle un thème épuré, porté par la clarinette et la clarinette basse à l'unisson, dans un mode orientalisant renvoyant au monde arabe. Le Finale réalise une fusion des cultures en exposant l'ensemble des motifs entendus précédemment, dans une volonté de "fraternisation entre les peuples" dont Bartok souhaitait la concrétisation "envers et contre toutes les guerres et les discordes".
Une belle découverte a été mise en scènes par Ars Nova avec son nouveau chef Jean-Michaël Lavoie, le 12 Octobre 2019 au centre culturel du Canada à Paris en collaboration avec l’Université de Montréal (UdEM). Quartes œuvres ont été joué avec conviction, trois de Jean-François Laporte Suspended Time pour console électroacoustique, Confidence pour violon seul amplifié, Rituel pour une curieuse boite de conserve volante et enfin Niente un quatuor à cordes avec un théâtre de l’ombre par dispositif visuel de Pierre Michaud. Le voyage en soi s’est remarqué de ce fait dans un instant de l’automne parisien. Le ballade de phénomènes momentanées près d’un chemin de fer a nous amené en temps suspendu. « Suspended Time » de Laporte, compositeur électroacoustique et inventeur d’instrument plein d’imagination a stimulé sans cesse notre mémoire avec des flash back qui semble jaillir de sa console et de la bande sans interruption. La mémoire a été toujours possible à reconstruire sur son table de travail. Il a proposé une scène artistique dans laquelle l’installation des plaques de résonateur connectés à plusieurs formes de spirales en tant qu’un nouvel instrument. La hauteur et le timbre travaillés ont été fondés selon le grandeur et la forme adaptés. En plus, toujours de Laporte, sous forme de sculpture en appliquant le mécanisme pneumatique et la geste physique, le flying-can ou la cannete volante de «Rituel », l’interprète - le compositeur lui-même est un centre d’axe de toute l’activité de spectacle. Les spectateurs ont été invités à suivre la progression sonore de l’objet tournant et vibrant. L’exposition de geste ultra-détaillé a été exploré autrement pour le violon seul amplifié dans « Confidence ». Ce soir, la musique a pu partager cependant l’émotion et la curiosité de l’esprit entre le compositeur, les musiciens-interprètes et les auditeurs. Pendant le program, nous avons eu la chance de bouger, de suivre la direction afin de trouver le propre salon d’exhibition de chaque œuvre proposé. À la suite de la performance, les enjeux audiovisuels ont été pris encore dans l’aspect esthétique de Michaud. La subtilité de continuation d’éléments a caressé les sens. Ils se sont éveillées dans un ordre, se sont accrochés les uns aux autres avant de mourir un à un en douceur. Son langage poétique, « Niente » nous a plongé dans un refuge profond, dans une rêverie. Ars Nova a orchestré des idées contemporaines et subtiles qui restent vivantes et se concrétisent toujours dans les quotidiens. Des aventures musicales et humaines continuent . . .
Dans l’année où l’on célèbre l’anniversaire de la mort de Claude Debussy, décédé le 25 mai 1918, le mélomane parisien ne manque pas d’occasions pour aller entendre ses oeuvres jouées dans diverses salles. C’est dans ce contexte que le Centre Culturel irlandais a organisé une série de concerts intitulée Ireland’s Tombeau to Debussy 2018 (en référence à l’édition de la Revue musicale datant de 1920, dédiée post-mortem au compositeur) du 24 au 26 octobre. En partenariat avec le Royal Irish Academy of Music et le Contemporary Music Center, le Centre Culturel Irlandais de Paris a engagé sept compositeurs irlandais pour qu’ils composent des oeuvres rendant hommage au compositeur français. Dans le premier récital de cette série, l’auditeur a pu entendre des oeuvres pour piano de Debussy, Bartok et Goossens jouées par la très talentueuse pianiste Thérèse Fahy, des oeuvres de musique de chambre de Debussy ou Ravel. Deux compositeurs, présents dans la salle ce même soir, ont présenté une oeuvre chacun. Le jeune Sebastian Adams a fait entendre un morceau pour piano solo intitulé Cimetière de Passy. Le compositeur a clairement fait une recherche sur l’utilisation des séries harmoniques naturelles tout en se basant sur les harmonies d’une échelle tempérée. Ainsi, plusieurs accords “phares” étaient joués plusieurs fois, mais à chaque fois différentes touches étaient bloquées, ce qui changeait la couleur de ces accords. Trois accords (tonaux) constituaient la materia prima de cette oeuvre. Un certain manque de variété dans le discours musical s’est fait sentir, sûrement en référence au sujet qui a inspiré l’oeuvre. La deuxième création du concert, Arabesques, composée par Gráinne Mulvey, a été de loin le morceau le plus ovationné de la soirée. Composée pour violon et violoncelle, Elaine Clark et Martin Johnson en ont assuré une interprétation très convaincante. S’inspirant des morceaux tardifs de Debussy, on entend par-ci une citation de La mer, par-là une citation des Nuages. En plus de l’allusion au morceau éponyme pour piano de Debussy, le titre s’est fait ressentir dans l’oeuvre par un travail de la forme qui s’attache énormément aux dessins et qui nous rappellent ce complexe art islamique. L’atmosphère euphorique du morceau est créée grâce aux incessants cris d’harmoniques du violon dans des traits très rapides et par le des arpèges dans l’extrême aigu du violoncelle. Ces deux éléments superposés, en arythmie, donnent la sensation d’un espace dilaté, ô combien apprécié par le compositeur de Jeux. Le jeu de timbres est extrêmement varié; non seulement les musiciens doivent explorer les registres les plus tendus de leurs instruments, mais ils doivent également taper sur le bois, frapper les cordes avec l’archet, taper du pied et chanter. Saisissant du début à la fin, Arabesques rend hommage de façon remarquable au compositeur qui lui n’a pas pu être présent ce soir là.
Itinéraire d’une illusion de Qigang Chen – le 5 novembre 2018 à la Philharmonie de Paris – Compte-rendu de Lotus Guibot
« C’est la première fois que j’ai une telle incertitude face à ma propre œuvre. Ceci s’explique principalement par le fait que, dans ce cas, j’ai essayé de faire quelque chose en rupture totale avec mes créations précédentes – que ce soient dans les couleurs, les mélodies, l’atmosphère, la structure ou les différentes façons de combiner et d’utiliser les instruments. Mais pour apporter un élément de changement dans la vie, j’ai voulu prendre ce risque. Pour moi, la vie est un grand jeu et c’est la première raison pour laquelle j’ai donné ce titre à ma pièce ». C’est ainsi que Qigang Chen, compositeur sino-français de l’Itinéraire d’une illusion, décrit le processus d’écriture de son œuvre dans le programme de la Philharmonie de Paris. Présentée pour la première fois à Paris le 5 novembre 2018, en préambule de deux pièces de Chostakovitch (le Concerto pour violoncelle n°2 et la Symphonie n°5), la pièce, interprétée par l’Orchestre National du Capitole de Toulouse sous la direction de Tugan Sokhiev, apparaît comme une expérimentation passionnante pour le compositeur Qigang Chen. Après l’échec d’une première version de l’œuvre à la fin de l’année 2017, le compositeur abandonne totalement sa pièce avant d’en écrire une toute nouvelle version en 2018. Itinéraire d’une illusion nous raconte alors le cheminement d’une vie, et surtout d’une écriture entre doutes et espoirs : comme le dit Qigang Chen, «la composition fonctionne comme la vie : nous partons avec nos souhaits et nos idéaux, mais le destin ne nous mène pas toujours là où nous souhaitions aller ». La création Itinéraire d’une illusion, d’une durée totale de dix-neuf minutes, se démarque en effet du répertoire habituel du compositeur : sans s’adonner au lyrisme et à la nostalgie présents dans beaucoup de ses compositions précédentes (telles que Iris Dévoilée, Wu Xing et Reflet d'un temps disparu), le compositeur offre ici un véritable voyage, un cheminement onirique semé d’embûches et de désillusions. Comme une intrigue que l’on découvre progressivement, la musique de l’Itinéraire d’une illusion s’épaissit doucement, et embarque l’auditoire dans un tissu musical continu et flottant. L’atmosphère contemplative et feutrée des premières minutes est parfois dérangée par de petits chromatismes, motifs surprenants qui, comme de petits accidents dans le cheminement de la musique, viennent briser momentanément la quiétude installée par l’harmonie calme du début. Ces petits accidents installent le doute et fonctionnent comme des signaux d’alertes, avertissements d’un danger imminent : à tout moment, la musique pourrait glisser vers l’agitation. Les harmonies qui se déploient inspirent des couleurs successives, qui apparaissent et disparaissent par nappes sonores, en tuilage, et ne sont pas sans rappeler l’univers coloré et synesthétique de Messiaen (dont Qigang Chen était le dernier élève de 1984 à 1988). Entre le calme et le doute, entre le songe optimiste et le risque de désillusion, entre l’harmonie feutrée et le chromatisme perturbateur, la musique joue ici au funambule, en équilibre délicat sur le fil de l’Itinéraire d’une illusion.
Après cette introduction de quelques minutes à la fois apaisée et ponctuellement inquiète, s’installe une section musicale beaucoup plus rythmée et agitée qui constitue la plus grande partie de l’œuvre. Le fil de l’itinéraire n’est pourtant jamais rompu, et aucun silence ne vient briser le déroulement de l’itinéraire à proprement parler de la musique. Dans cette deuxième partie, l’auditeur expérimente trois longs crescendos successifs, qui sonnent comme trois illusions qui échouent, trois moments où le funambule perd son équilibre et se débat sans jamais tomber, avant de finalement se rétablir et trouver sa conclusion dans un repos final. De nombreux glissandos aux violons accentuent cette atmosphère de tension et d’hésitation, comme si les instruments cherchaient leur chemin à travers les notes. Un motif minimaliste de cinq notes apparaît progressivement, sous forme d’ostinato au piano d’abord, puis il voyage d’un pupitre à l’autre, mais également d’un mode de jeu à l’autre : aux cordes, le motif apparaît en pizzicato aux contrebasses, puis s’étend aux altos, et enfin aux cordes entières col legno. Ce motif tisse un dialogue entre les tous les instruments de l’orchestre, et donne l’impression d’une musique qui avance, pas à pas, dans une atmosphère de plus en plus tendue, qui se glace au fur et à mesure que l’ostinato prend de l’ampleur. Le premier crescendo met fin à cet ostinato, première illusion déconstruite, et laisse de nouveau place à la quiétude avec les cordes et la harpe. A nouveau, la musique s’agite et tous les instruments se rejoignent comme dans un envol, qui s’effondre brutalement et laisse place à une nouvelle atmosphère, un nouveau rêve. Après l’effondrement du deuxième crescendo, un thème plus expressif et vibrant s’installe aux cordes, et la musique bifurque vers des sonorités chinoises, jusque-là très peu présentes. Ce détour par les origines du compositeur installe une parenthèse apaisante et exotique aux trois quarts de la pièce. Cependant, rapidement, pour la troisième désillusion dans l’itinéraire de cette musique, un troisième grand crescendo, mené par un tuba très cuivré et menaçant et des percussions tourmentées, vient porter la musique au paroxysme de sa tension puis à son repos final. Un dernier tableau, amené par des accords au piano, apporte une douceur nouvelle qui contraste définitivement avec l’agitation de la partie centrale. Le funambule retrouve son équilibre initial ; les dernières minutes de la pièce illustrent un calme retrouvé, un apaisement. Plus qu’un retour à la réalité après trois désillusions, il s’agit peut-être davantage d’un sommeil final, d’une dernière illusion restée en suspens. Les petits frottements harmoniques et les derniers chromatismes sonnent comme des rappels des hésitations précédentes, de discrets avertissements qui signalent que tout pourrait, potentiellement, s’écrouler à nouveau. L’intervalle de seconde qui laisse l’œuvre en suspension, suivi de deux notes aux contrebasses dans la résonnance de cet intervalle final, préservent le mystère quant à la résolution de l’itinéraire. Le retour au calme soudain, douce nostalgie du début de la pièce, reste teinté de doutes et de frottements (qui peuvent rappeler les couleurs oniriques présentes chez Debussy). Une impression de délicatesse et d’espoir rayonne dans la salle de la Philharmonie pendant les quelques secondes de silence qui précèdent les applaudissements. A l’image de son œuvre, le compositeur salue sur la grande scène, délicat et discret, et reçoit une juste ovation.
Compte-rendu du concert du mercredi 24 octobre
RépondreSupprimerLa philharmonie de Paris a accueilli ce mercredi 24 octobre un concert autour de la Hongrie. En effet, cette soirée spéciale est consacrée au compositeur et chef d’orchestre Péter Eötvös qui dirige la première française de son Alle vittime senza nome (aux victimes anonymes). Il est aussi aux commandes de son Concerto pour violon n°2 DoRéMi et de deux œuvres de Béla Bartok ; la suite de danses pour grand orchestre, SZ .77 et la suite orchestrale op.13 Le Prince de Bois.
Péter Eötvös est un habitué des institutions françaises, directeur de l’Ensemble intercontemporain de 1978 à 1991, chef invité à l’Orchestre de Paris en 1988, 1990, 1991. Il a privilégié, au cours de cette saison, les concerts et les résidences dédiés à sa musique.
La première pièce jouée ce soir est la création française, Alle vittime senza nome, composée en 2016 sur une commande de l’Associazone Orchestra Filarmonica della Scala de Milan ; l’Orchestra Dell’Academia Nazionale della RAI de Turin et le Maggio Musicale Fiorentino de Florence.
Ce thrène symphonique en trois mouvements est un « hommage aux hommes et femmes, d’origine arabe ou africaine, morts noyés en Méditerranée, avant d’atteindre les côtes italiennes ». Péter Eötvös s’attache donc à peindre un paysage ; la houle marine est illustrée par des glissandos, trémolos, mouvements de gammes ou d’arpèges, motifs tournoyants de quelques notes… « Dans la musique, les images sont transformées en tendres mélodies, jouées par des instruments solistes, et en masses sonores denses jouées par tout l’orchestre » signale le compositeur.
Nous pouvons remarquer que l’orchestre est augmenté de diverses percussions, de dix gongs, d’un tom medium et de quatre cow-bell. Le compositeur utilise dans son vocabulaire musical des techniques telles que le jeu sur les cordes du piano ou la mise en excitation d’une cymbale par un archet.
Pour la deuxième pièce de la soirée c’est l’exceptionnelle Patricia Kopatchinskaja, caméléon s’adaptant à tous les répertoires et violoniste de renommée internationale plusieurs fois récompensée qui sera la soliste du Concerto pour violon n°2, DoRéMi. Cette partition teintée d’humour utilise ces trois notes comme point de départ. Il travaille sur la dissonance, la déformation, « Si je monte ou descends le ré d’un demi-ton, le ré devient dièse ou bémol, il se rapproche donc du mi ou du do. Il s’éloigne de l’un et se rapproche de l’autre. Cela provoque une tension considérable et fait émerger des conflits – de la même façon que, dans la vie réelle, naissent des situations dramatiques ». Ce concerto donne la part belle au violon qui virevolte avec énergie, s’envole et s’exprime avec l’alto solo. Ce fut un tonnerre d’applaudissement pour Patricia Kopatchinskaja qui vint même jouer deux petites pièces avec Philippe Aïche, le premier violon. La fraicheur de cette artiste aura ébloui la soirée.
RépondreSupprimerLa deuxième partie de soirée fut consacrée à Béla Bartok. Son œuvre, Le Prince de Bois, composée en 1916 comme un ballet en un acte mais Bartok la révisa plusieurs fois. L’orchestre de Paris joua donc pour la première fois la version révisée de 1932 ou autrement dit la Suite Orchestrale. L’histoire de Béla Balazs est la suivante ; « Un prince tente de rejoindre la princesse dont il est tombé amoureux, mais une fée entrave sa quête. Il confectionne un pantin qu’il vêt de ses propres habits afin d’attirer l’attention de la belle, laquelle s’éprend du « prince de bois ». Touchée par le désespoir du jeune homme, la fée demande à la nature de le réconforter et lui offre de splendides vêtements. La princesse se détourne alors du pantin, mais une forêt se dresse entre elle et le prince. Après avoir ôté ses somptueux atours et coupé ses cheveux, elle obtient le droit de s’unir au héros. » Cette pièce, bien qu’à l’écriture très complexe, remporta un triomphe lors de la première représentation. Nous finirons avec les mots du compositeur ; « La musique du ballet est travaillée de manière symphonique, il s’agit d’un poème symphonique sur lequel on danse. »
C’est la Suite de danses pour grand orchestre qui vint clore la soirée. Elle fut composée en 1923 sur une commande de l’Etat hongrois pour la célébration du cinquantenaire de la fusion des villes de Buda et de Pest. Cette suite de cinq danses est, selon une description du compositeur en 1944, d’inspiration « arabe », « hongroises d’esprit » et « a un caractère roumain particulièrement primitif ». Le Finale est quant à lui « une synthèse de toutes ces caractéristiques ». L’œuvre se termine sur l’idéal de Béla Bartok « Mon véritable principe directeur, dont j’ai pleinement conscience depuis que je me sens compositeur, est la fraternisation entre les peuples, envers et contre toutes les guerres et toutes les discordes. »
Cette soirée aura donc commencé et terminé sur le thème de la fraternisation des peuples, une volonté de paix internationale.
Aurélien Choron
COMPTE RENDU CONCERT
RépondreSupprimerLors de ce 24 octobre 2018, la grande salle Pierre Boulez de la Philharmonie de Paris ouvre ses portes à l'Orchestre de Paris pour offrir un programme spécifiquement hongrois, permettant ainsi de faire résonner les sonorités des œuvres de Péter Eotvos aux côtés de celles de Béla Bartok.
En effet, Péter Eotvos, compositeur et chef d'orchestre de renommée internationale, paraît ce soir même afin de diriger la création française de sa pièce orchestrale, Alle vittime senza nome. Celle-ci, écrite en 2016, est la proposition du compositeur suite à une commande conjointe des orchestres de Milan, Rome, Turin et Florence et consiste en un émouvant hommage aux multiples hommes et femmes qui, en quête d'une vie meilleure en Europe, ont disparu en mer Méditerranée lors de traversées périlleuses. De par son sujet, elle s'inscrit dans la continuité de l'œuvre du même compositeur, Halleluja-Oratorium balbulum, créée en juillet 2016, qui dénonce les aberrations de notre monde moderne. Péter Eotvos explique notamment que "durant la composition [de Alle vittime senza nome], des images terribles [lui] apparurent : pas seulement celles de visages pris isolément, mais aussi la masse incroyablement dense de ces gens entassés dans le bateau." Les éléments thématiques enrichis de glissandi plaintifs et de chromatismes gémissants exécutés par le violon, le violoncelle et l'alto solos laissent transparaitre ces figures torturées, comme autant de voix qui s'élèvent. Autour d'elles, l'orchestre développe des trémolos, des mouvements ascendants et descendants, ainsi que des motifs tourbillonnants qui rappellent la menace constante de la mer. Au travers de cette pièce, Péter Eotvos dénonce sensiblement l'indifférence des consciences face à ces drames quotidiens et se fait écho d'une actualité violente.
L'œuvre qui lui succède est le Concerto pour violon n°2, arborant le titre malicieux de DoRéMi, également composé par Péter Eotvos de 2011 à 2012. La musique concertante occupe une place importante au sein du catalogue du compositeur, amateur de la confrontation d'un soliste à un orchestre grâce à son goût pour le théâtre et la musique de scène. A l'origine dédié à la violoniste Midori, créatrice de l'œuvre et à qui le nom DoRéMi fait directement référence, ce concerto est cette fois-ci interprété par un des plus grands noms du violon, Patricia Kopatchinskaja. Structuré en un seul mouvement, il est construit autour des trois notes principales énoncées dans le titre, que le compositeur s'amuse ensuite à combiner de manières variées, par exemple en les juxtaposant. Coincé entre le do et le mi, le ré tente de s'émanciper, devenant dièse ou bémol afin de se rapprocher de l'une ou de l'autre note, générant ainsi des tensions et des dissonances. Le violon s'exprime quant à lui avec une impressionnante virtuosité, prodiguant une énergie qui semble sans limite. L'écriture qui le caractérise laisse s'exprimer les différents modes de jeux qui transforment le son de l'instrument, comme par exemple les pizzicati, ou encore la technique du sul ponticello. Son discours se trouve alors élargi par de nouvelles possibilités que le compositeur ne cesse d'exploiter. La fin de l'œuvre l'associe à la sonorité chaleureuse de l'alto, dans un duo où chacun hésite, se cherche, tout en brodant des mélodies autour des mêmes notes principales et fondatrices de l'œuvre.
Un avant-goût de la suite du programme est donné par Patricia Kopatchinskaja et Philippe Aiche, premier violon solo, qui livrent au public deux pièces pour deux violons de Béla Bartok. L'esprit de la danse et du folklore hongrois se fait alors entendre au travers d'un tempo vif et de rythmes syncopés appuyés par les accents sur les temps faibles. Les mélodies, construites sur des modes caractéristiques, se teintent quant à elle des couleurs traditionnelles si chères et utilisées de façon récurrente par le compositeur au fil de ses œuvres.
La soirée se poursuit avec Le Prince de bois, suite orchestrale, op. 13, composé par Béla Bartok entre 1916 et 1917. S'avérant être à l'origine un ballet commandé par l'Opéra de Budapest sur un argument de Béla Balazs, Bartok façonne cependant à partir de celui-ci plusieurs suites dont la dernière version de 1932 est aujourd'hui donnée en concert. Il reçoit cette demande peu après l'échec de son opéra Le Château de Barbe-Bleue, écrit en 1911, également sur un livret de Béla Balazs. Meurtri, Bartok éprouve alors des difficultés à débuter la composition de cette nouvelle pièce pour finalement "trouver l'élan nécessaire", comme il le précise lui-même plus tard. Au sein de la suite, encadrées par un prélude et un postlude, cinq pièces relatent brièvement l'histoire originale : un prince tente de rejoindre sa bien-aimée en confectionnant un pantin de bois afin d'attirer son attention et de surmonter les obstacles qui les séparent. L'atmosphère dépeinte est celle d'un monde féérique qui n'est pas sans rappeler celle du Château de Barbe-Bleue et les esthétiques de Debussy et de Richard Strauss, de par la présence d'une harmonie colorée et d'un langage postromantique fortement marqué.
RépondreSupprimerEnfin, le concert se clôt sur La suite de danses pour grand orchestre, composée par Béla Bartok en 1923 suite à une requête de l'Etat hongrois à l'occasion du cinquantième anniversaire de la ville de Budapest. Lors de cet évènement, cela fait plusieurs années déjà que Bartok collecte et transcrit les différents chants folkloriques qu'il découvre au cours de ses voyages avec Zoltan Kodaly. Il intègre ainsi leurs particularités au sein de son propre langage musical afin d'en enrichir le style, créant de ce fait un "folklore imaginaire". Il mêle ainsi au fil de sa suite de danses des inspirations tantôt orientales et arabes, tantôt hongroises ou roumaines. Par exemple, la deuxième et troisième danses peuvent être rattachées à un esprit hongrois, et ce à travers l'utilisation de mesures asymétriques, irrégulières, ainsi que des rythmes syncopés agrémentés d'accents. La prédominance des thèmes effectués par les bois, et notamment la clarinette, le basson ou encore la flûte, évoque un esprit populaire et pastoral. La quatrième danse énonce quant à elle un thème épuré, porté par la clarinette et la clarinette basse à l'unisson, dans un mode orientalisant renvoyant au monde arabe. Le Finale réalise une fusion des cultures en exposant l'ensemble des motifs entendus précédemment, dans une volonté de "fraternisation entre les peuples" dont Bartok souhaitait la concrétisation "envers et contre toutes les guerres et les discordes".
ARS NOVA
RépondreSupprimerUne belle découverte a été mise en scènes par Ars Nova avec son nouveau chef Jean-Michaël Lavoie, le 12 Octobre 2019 au centre culturel du Canada à Paris en collaboration avec l’Université de Montréal (UdEM). Quartes œuvres ont été joué avec conviction, trois de Jean-François Laporte Suspended Time pour console électroacoustique, Confidence pour violon seul amplifié, Rituel pour une curieuse boite de conserve volante et enfin Niente un quatuor à cordes avec un théâtre de l’ombre par dispositif visuel de Pierre Michaud.
Le voyage en soi s’est remarqué de ce fait dans un instant de l’automne parisien. Le ballade de phénomènes momentanées près d’un chemin de fer a nous amené en temps suspendu. « Suspended Time » de Laporte, compositeur électroacoustique et inventeur d’instrument plein d’imagination a stimulé sans cesse notre mémoire avec des flash back qui semble jaillir de sa console et de la bande sans interruption. La mémoire a été toujours possible à reconstruire sur son table de travail. Il a proposé une scène artistique dans laquelle l’installation des plaques de résonateur connectés à plusieurs formes de spirales en tant qu’un nouvel instrument. La hauteur et le timbre travaillés ont été fondés selon le grandeur et la forme adaptés. En plus, toujours de Laporte, sous forme de sculpture en appliquant le mécanisme pneumatique et la geste physique, le flying-can ou la cannete volante de «Rituel », l’interprète - le compositeur lui-même est un centre d’axe de toute l’activité de spectacle. Les spectateurs ont été invités à suivre la progression sonore de l’objet tournant et vibrant. L’exposition de geste ultra-détaillé a été exploré autrement pour le violon seul amplifié dans « Confidence ».
Ce soir, la musique a pu partager cependant l’émotion et la curiosité de l’esprit entre le compositeur, les musiciens-interprètes et les auditeurs. Pendant le program, nous avons eu la chance de bouger, de suivre la direction afin de trouver le propre salon d’exhibition de chaque œuvre proposé. À la suite de la performance, les enjeux audiovisuels ont été pris encore dans l’aspect esthétique de Michaud. La subtilité de continuation d’éléments a caressé les sens. Ils se sont éveillées dans un ordre, se sont accrochés les uns aux autres avant de mourir un à un en douceur. Son langage poétique, « Niente » nous a plongé dans un refuge profond, dans une rêverie.
Ars Nova a orchestré des idées contemporaines et subtiles qui restent vivantes et se concrétisent toujours dans les quotidiens. Des aventures musicales et humaines continuent . . .
(Ariani 17007114 - 27102018)
Dans l’année où l’on célèbre l’anniversaire de la mort de Claude Debussy, décédé le 25 mai 1918, le mélomane parisien ne manque pas d’occasions pour aller entendre ses oeuvres jouées dans diverses salles. C’est dans ce contexte que le Centre Culturel irlandais a organisé une série de concerts intitulée Ireland’s Tombeau to Debussy 2018 (en référence à l’édition de la Revue musicale datant de 1920, dédiée post-mortem au compositeur) du 24 au 26 octobre. En partenariat avec le Royal Irish Academy of Music et le Contemporary Music Center, le Centre Culturel Irlandais de Paris a engagé sept compositeurs irlandais pour qu’ils composent des oeuvres rendant hommage au compositeur français.
RépondreSupprimerDans le premier récital de cette série, l’auditeur a pu entendre des oeuvres pour piano de Debussy, Bartok et Goossens jouées par la très talentueuse pianiste Thérèse Fahy, des oeuvres de musique de chambre de Debussy ou Ravel. Deux compositeurs, présents dans la salle ce même soir, ont présenté une oeuvre chacun.
Le jeune Sebastian Adams a fait entendre un morceau pour piano solo intitulé Cimetière de Passy. Le compositeur a clairement fait une recherche sur l’utilisation des séries harmoniques naturelles tout en se basant sur les harmonies d’une échelle tempérée. Ainsi, plusieurs accords “phares” étaient joués plusieurs fois, mais à chaque fois différentes touches étaient bloquées, ce qui changeait la couleur de ces accords. Trois accords (tonaux) constituaient la materia prima de cette oeuvre. Un certain manque de variété dans le discours musical s’est fait sentir, sûrement en référence au sujet qui a inspiré l’oeuvre.
La deuxième création du concert, Arabesques, composée par Gráinne Mulvey, a été de loin le morceau le plus ovationné de la soirée. Composée pour violon et violoncelle, Elaine Clark et Martin Johnson en ont assuré une interprétation très convaincante. S’inspirant des morceaux tardifs de Debussy, on entend par-ci une citation de La mer, par-là une citation des Nuages. En plus de l’allusion au morceau éponyme pour piano de Debussy, le titre s’est fait ressentir dans l’oeuvre par un travail de la forme qui s’attache énormément aux dessins et qui nous rappellent ce complexe art islamique. L’atmosphère euphorique du morceau est créée grâce aux incessants cris d’harmoniques du violon dans des traits très rapides et par le des arpèges dans l’extrême aigu du violoncelle. Ces deux éléments superposés, en arythmie, donnent la sensation d’un espace dilaté, ô combien apprécié par le compositeur de Jeux. Le jeu de timbres est extrêmement varié; non seulement les musiciens doivent explorer les registres les plus tendus de leurs instruments, mais ils doivent également taper sur le bois, frapper les cordes avec l’archet, taper du pied et chanter. Saisissant du début à la fin, Arabesques rend hommage de façon remarquable au compositeur qui lui n’a pas pu être présent ce soir là.
Itinéraire d’une illusion de Qigang Chen – le 5 novembre 2018 à la Philharmonie de Paris – Compte-rendu de Lotus Guibot
RépondreSupprimer« C’est la première fois que j’ai une telle incertitude face à ma propre œuvre. Ceci s’explique principalement par le fait que, dans ce cas, j’ai essayé de faire quelque chose en rupture totale avec mes créations précédentes – que ce soient dans les couleurs, les mélodies, l’atmosphère, la structure ou les différentes façons de combiner et d’utiliser les instruments. Mais pour apporter un élément de changement dans la vie, j’ai voulu prendre ce risque. Pour moi, la vie est un grand jeu et c’est la première raison pour laquelle j’ai donné ce titre à ma pièce ». C’est ainsi que Qigang Chen, compositeur sino-français de l’Itinéraire d’une illusion, décrit le processus d’écriture de son œuvre dans le programme de la Philharmonie de Paris. Présentée pour la première fois à Paris le 5 novembre 2018, en préambule de deux pièces de Chostakovitch (le Concerto pour violoncelle n°2 et la Symphonie n°5), la pièce, interprétée par l’Orchestre National du Capitole de Toulouse sous la direction de Tugan Sokhiev, apparaît comme une expérimentation passionnante pour le compositeur Qigang Chen. Après l’échec d’une première version de l’œuvre à la fin de l’année 2017, le compositeur abandonne totalement sa pièce avant d’en écrire une toute nouvelle version en 2018. Itinéraire d’une illusion nous raconte alors le cheminement d’une vie, et surtout d’une écriture entre doutes et espoirs : comme le dit Qigang Chen, «la composition fonctionne comme la vie : nous partons avec nos souhaits et nos idéaux, mais le destin ne nous mène pas toujours là où nous souhaitions aller ». La création Itinéraire d’une illusion, d’une durée totale de dix-neuf minutes, se démarque en effet du répertoire habituel du compositeur : sans s’adonner au lyrisme et à la nostalgie présents dans beaucoup de ses compositions précédentes (telles que Iris Dévoilée, Wu Xing et Reflet d'un temps disparu), le compositeur offre ici un véritable voyage, un cheminement onirique semé d’embûches et de désillusions.
Comme une intrigue que l’on découvre progressivement, la musique de l’Itinéraire d’une illusion s’épaissit doucement, et embarque l’auditoire dans un tissu musical continu et flottant. L’atmosphère contemplative et feutrée des premières minutes est parfois dérangée par de petits chromatismes, motifs surprenants qui, comme de petits accidents dans le cheminement de la musique, viennent briser momentanément la quiétude installée par l’harmonie calme du début. Ces petits accidents installent le doute et fonctionnent comme des signaux d’alertes, avertissements d’un danger imminent : à tout moment, la musique pourrait glisser vers l’agitation. Les harmonies qui se déploient inspirent des couleurs successives, qui apparaissent et disparaissent par nappes sonores, en tuilage, et ne sont pas sans rappeler l’univers coloré et synesthétique de Messiaen (dont Qigang Chen était le dernier élève de 1984 à 1988). Entre le calme et le doute, entre le songe optimiste et le risque de désillusion, entre l’harmonie feutrée et le chromatisme perturbateur, la musique joue ici au funambule, en équilibre délicat sur le fil de l’Itinéraire d’une illusion.
Après cette introduction de quelques minutes à la fois apaisée et ponctuellement inquiète, s’installe une section musicale beaucoup plus rythmée et agitée qui constitue la plus grande partie de l’œuvre. Le fil de l’itinéraire n’est pourtant jamais rompu, et aucun silence ne vient briser le déroulement de l’itinéraire à proprement parler de la musique. Dans cette deuxième partie, l’auditeur expérimente trois longs crescendos successifs, qui sonnent comme trois illusions qui échouent, trois moments où le funambule perd son équilibre et se débat sans jamais tomber, avant de finalement se rétablir et trouver sa conclusion dans un repos final. De nombreux glissandos aux violons accentuent cette atmosphère de tension et d’hésitation, comme si les instruments cherchaient leur chemin à travers les notes. Un motif minimaliste de cinq notes apparaît progressivement, sous forme d’ostinato au piano d’abord, puis il voyage d’un pupitre à l’autre, mais également d’un mode de jeu à l’autre : aux cordes, le motif apparaît en pizzicato aux contrebasses, puis s’étend aux altos, et enfin aux cordes entières col legno. Ce motif tisse un dialogue entre les tous les instruments de l’orchestre, et donne l’impression d’une musique qui avance, pas à pas, dans une atmosphère de plus en plus tendue, qui se glace au fur et à mesure que l’ostinato prend de l’ampleur. Le premier crescendo met fin à cet ostinato, première illusion déconstruite, et laisse de nouveau place à la quiétude avec les cordes et la harpe. A nouveau, la musique s’agite et tous les instruments se rejoignent comme dans un envol, qui s’effondre brutalement et laisse place à une nouvelle atmosphère, un nouveau rêve. Après l’effondrement du deuxième crescendo, un thème plus expressif et vibrant s’installe aux cordes, et la musique bifurque vers des sonorités chinoises, jusque-là très peu présentes. Ce détour par les origines du compositeur installe une parenthèse apaisante et exotique aux trois quarts de la pièce. Cependant, rapidement, pour la troisième désillusion dans l’itinéraire de cette musique, un troisième grand crescendo, mené par un tuba très cuivré et menaçant et des percussions tourmentées, vient porter la musique au paroxysme de sa tension puis à son repos final.
SupprimerUn dernier tableau, amené par des accords au piano, apporte une douceur nouvelle qui contraste définitivement avec l’agitation de la partie centrale. Le funambule retrouve son équilibre initial ; les dernières minutes de la pièce illustrent un calme retrouvé, un apaisement. Plus qu’un retour à la réalité après trois désillusions, il s’agit peut-être davantage d’un sommeil final, d’une dernière illusion restée en suspens. Les petits frottements harmoniques et les derniers chromatismes sonnent comme des rappels des hésitations précédentes, de discrets avertissements qui signalent que tout pourrait, potentiellement, s’écrouler à nouveau. L’intervalle de seconde qui laisse l’œuvre en suspension, suivi de deux notes aux contrebasses dans la résonnance de cet intervalle final, préservent le mystère quant à la résolution de l’itinéraire. Le retour au calme soudain, douce nostalgie du début de la pièce, reste teinté de doutes et de frottements (qui peuvent rappeler les couleurs oniriques présentes chez Debussy). Une impression de délicatesse et d’espoir rayonne dans la salle de la Philharmonie pendant les quelques secondes de silence qui précèdent les applaudissements. A l’image de son œuvre, le compositeur salue sur la grande scène, délicat et discret, et reçoit une juste ovation.